[Article publié dans "Sens" (Juifs et Chrétiens dans le monde aujourd'hui), Paris, 
No 9-10, Septembre-Octobre 2001, pp. 445-449]

 L'ANTISIONISME ANTI-CHRETIEN
 BAT YE'OR



Voici quelque 2000 ans que dure le conflit judéo-chrétien. Des flots d'encre coulèrent pour justifier les diffamations incitant à la haine et aux pogroms, ou pour laver les accusations et défendre les victimes. Pas de siècles, pas de pays chrétiens épargnés par ce corp-à-corps d'Israël contre la Haine.  

Contrairement aux apparences, ce conflit n'oppose pas les Juifs d'un côté, aux Chrétiens de l'autre. Cette violence entre frères-ennemis se dédouble dans un autre combat à l'intérieur même du Christianisme, entre l'Eglise pagano-chrétienne et l'Eglise judéo-chrétienne issue d'Israël. Une problématique encore actuelle qui rend Israël otage des divisions inter-chrétiennes concernant l'identité du judaïsme et le sens de sa pérennité dans l'histoire. Placé au centre de la pensée chrétienne, Israël devient le point de focalisation des contradictions de la Chrétienté, de ses déchirements internes, tout en maintenant dans le déroulement de l'histoire, une présence extérieure au Christianisme. 

Le dernier livre de Paul Giniewski, L'antijudaïsme chrétien: la Mutation  (1), met en évidence cette complexité des relations judéo-chrétiennes corrélées aux scissions inter-chrétiennes. Sens lui ayant déjà consacré deux excellentes recensions (2), on y ajoutera ici quelques réflexions suggérées par sa lecture. Giniewski examine sans complaisance l'ancien enseignement du mépris. Tous les thèmes de l'antijudaïsme, avec leurs sources théologiques, leurs techniques de diffusion et leurs conséquences historiques, sont étudiés. L'auteur cite abondamment des penseurs chrétiens laïcs et religieux, spécialistes de l'antisémitisme, mais dont le combat ne put prévenir la métamorphose de l'antijudaïsme traditionnel en antisionisme, une évolution que l'auteur analyse dans ses différentes manifestations.

L'enseignement chrétien de l'estime des Juifs repris et examiné par Giniewski, dresse un inventaire des arguments, des discussions et des Déclarations du Saint-Siège, celles de diverses Commissions épiscopales, catholiques et Réformées, des travaux de théologiens, d'historiens et de philosophes chrétiens pour démontrer l'inanité des griefs contre les juifs et les condamner. De cette large fresque qui décrit 2000 ans de relations judéo-chrétiennes, se dégage comme une petite lumière guidant une démarche commune des Juifs et des Chrétiens, vers une réconciliation mutuelle. Cette découverte de l'autre, cette avancée de l'un vers l'autre, est motivée par la même volonté, la même détermination de dépierrer et de libérer de ses obstacles, le chemin des retrouvailles. Si le Christianisme, écrit Giniewski, a besoin de se resourcer dans son patrimoine juif, Israël de son côté redécouvre le Juif Jésus, ce "fils méritoire de son peuple". 

L'étude de Giniewski ne se limite pas à une anthologie de l'antijudaïsme. Sa prodigieuse érudition lui permet d'analyser les terrains d'entente déjà déblayés et labourés par tant de penseurs chrétiens. Au vu de cette profonde mutation du Christianisme à l'égard du judaïsme, on pourrait penser que l'antisémitisme est une histoire ancienne, dépassée... Les critiques les plus dures ne furent-elles pas écrites par des théologiens et des historiens chrétiens? 

Et pourtant... Comment contester la permanence de l'antijudaïsme camouflé en un antisionisme qui imbibe la culture politique de l'Europe contemporaine comme l'antisémitisme il n'y a guère longtemps? Il est vrai qu'une différence majeure sépare la situation actuelle de celle du passé. En Europe l'antisionisme actuel représente surtout une politique des Etats, intégrée à leurs intérêts économiques et stratégiques. Il prolonge l'antisémitisme rationaliste de Charles Maurras et comme lui, impose à la politique européenne, une centralité obsessionnelle. Elle s'exprime dans les reportages télévisés et la presse, par une uniformité de présentation, qui trahit une structure cohérente et fixe, avec ses références et son vocabulaire stéréotypés.   

Antisémitisme et antisionisme sont des idéologies exterminationistes jumelles, conçues, étudiées, planifiées et diffusées par de puissants réseaux politiques, religieux et financiers. Leur langage codé est celui des guerres de l'ombre qui utilise la diffamation et la désinformation pour justifier la guerre d'élimination d'Israël. Aujourd'hui "la solution finale" est remplacée par "la suppression de l'injustice", c'est-à-dire Israël, étant entendu que la négation de sa souveraineté nationale dans son pays, représenterait un ordre moral juste. Celui du vagabondage dans l'exil et la souffrance, celui de l'esclavage de la dhimmitude. Ainsi cette "justice" qui devient la condition de la paix, consiste à imposer des conditions qui rétabliront la "justice" de la non-existence d'Israël. De même "la lutte légitime contre l'Occupation" revient à dépouiller Israël de son patrimoine et de son histoire et à cautionner, voire encourager, le terrorisme. Le contexte de l'impérialisme et du colonialisme européen est ainsi artificiellement plaqué sur la libération d'Israël du calvaire de la dhimmitude dans son propre pays. Il n'est pas rare d'entendre dire qu'Israël est condamné à disparaître, comme dans les années 1930-40 lorsque la solidarité avec les Juifs n'éveillait que dérision dans les classes politiques européennes qui avaient conçu et programmé l'extermination du Judaïsme.       

Parallèlement à cette guerre des mots, des "spécialistes" européens s'appliquent avec un soin pervers à disséquer l'histoire juive et celle de la Shoah, sa sensibilité et son vocabulaire liés à un épisode unique dans l'histoire, pour en reconstruire toute une imagerie sosie qu'ils transfèrent aux Palestiniens de l'Intifada. Cette technique impressioniste est particulièrement travaillée et affinée par les cerveaux de l'Institut Euro-Arabe de Bethléhem. Ceux-ci la diffusent dans la publication du patriarcat latin de Jérusalem, Olive Branch, afin de révéler "le véritable visage d'Israël". Cet Institut est affilié à Pax Christi, une Organisation non gouvernementale, dont le président international est le patriarche latin de Jérusalem, Michel Sabbah. Pax Christi, qui est représentée au plus haut niveau au Vatican, n'a cessé de promouvoir la politique arafatienne la plus dangereuse quant à la survie d'Israël.      

Il semble que le présent retourne en arrière, en 1840. Alors le consul français à Damas, Ratti-Menton, rendait service à l'humanité entière et en était décoré par son gouvernement, en incriminant le Judaïsme d'un crime monstrueux qu'il avait lui-même concocté avec les Eglises de Damas. Depuis on ne compte plus les bonnes âmes qui ne cessent de vouloir démasquer "le véritable Israël". L'Internationale antisémite européenne a dévolu cette mission aux Palestiniens, objets de son fétichisme aveugle et victimes de sa guerre théologique contre Israël. De même "le Péril Juif Universel" est reformulé par l'accusation qu'Israël menace la paix et la stabilité du monde, accusation qui sert d'écran au jihad mondial. Les panneaux d'Auschwitz "le travail c'est la santé", les formules "laissez là vos habits", avant de passer aux douches à gaz, ont leurs équivalents aujourd'hui "ne vous défendez pas contre vos assassins, laissez-vous tuer". Progressivement, ces mensonges, ces imageries emprisonnent Israël dans un monde virtuel, dans des liens qui le neutralisent derrière un écran de diffamations et de silence qui n'est autre que la reconstitution du silence d'Auschwitz par les bonnes consciences qui ne désirent que "la paix et la justice". Ainsi Israël évolue dans un univers virtuel de représentations falsifiées et diffamatoires visant à abuser l'opinion publique pour l'associer à une politique antisioniste criminelle d'Etat.  

Giniewski démasque finement les fondements et les ressorts traditionnels de la délégitimation d'Israël, et les conflits qu'elle suscite au sein de la Chrétienté. Israël est-il encore l'ennemi que l'on s'acharne à exterminer? Ou est-il le partenaire aimé et indispensable dans l'accomplissement chrétien? Quel avenir projette cette oscillation entre le passé qui se maintient et un futur qui se forge dans la démarche de réconciliation de l'Eglise avec la Synagogue, avec des reculs et des rechutes? 

En fait la pensée chrétienne est omniprésente dans ce livre. Même la réfutation et le combat contre l'antijudaïsme privilégie la voix, les écrits et le combat chrétien. On pourrait même dire  que ce livre met en évidence ce formidable phénomène de mutation, de transformation intérieure de la théologie et de la pensée chrétienne opéré ces dernières décennies par d'innombrables théologiens et écrivains. Une dynamique de renouveau et d'enrichissement spirituel qui révèle un immense travail de réhumanisation de l'homme par l'approfondissement de la relation chrétienne à Israël.  

Bien que cet aspect ne soit pas abordé par Giniewski, la méditation chrétienne sur sa relation à Israël et sa place dans le Christianisme a une implication dans l'Islam. En effet l'antijudaïsme chrétien est reformulé dans le Coran par Mahomet, certains versets reprenant des sentences antijuives des Pères de l'Eglise. Le mouvement de réconciliation judéo-chrétien qui préconise l'abolition de ces préjugés de l'Eglise pagano-chrétienne, par une exégèse des textes nouvellement reformulée, apporte une contradiction à ces versets coraniques, qui par la médiation de Mahomet, devenaient la parole infaillible d'Allah, et non plus celles de St Augustin, de St Ambroise, empreintes des préjugés de leur époque, ou les vitupérations de Jean Chrysostome. Le rapprochement judéo-chrétien et la réhabilitation d'Israël projettent un doute sur l'infaillibilité de cette prophétie. Ainsi la relation judéo-chrétienne se complique de par ses ramifications coraniques, comme d'ailleurs les relations inter-chrétiennes car certains versets du Coran affirment que les divisions entre les différentes branches du christianisme demeureront éternellement (V:17). Les Chrétiens ne sont plus libres de se réconcilier ni avec les Juifs, ni entre eux. Le monde islamique les maintient prisonniers de l'interprétation coranique de l'antijudaïsme et des conflits christologiques exprimés par les moines syriens des IV-VIè siècles.  

Dans ce contexte, le christianisme se trouve confronté dans sa relation avec les Juifs, à une situation existentielle par rapport à l'Islam, car la théologie islamique rejette le Chrétien dans la même catégorie infamante que celle des Juifs. L'Islam lui impose à son tour, un système d'avilissement renouvelé et aggravé par le jihad, et qui fut, à l'origine, créé par l'Eglise pour Israël. L'antijudaïsme chrétien engendrait l'antichristianisme islamique. Dans la dhimmitude, le Chrétien était rivé au Juif déshumanisé qu'il avait emprisonné dans une doctrine et une juridiction qui le détruisaient à son tour. Les Chrétiens d'Orient qui combattirent pour se libérer de la dhimmitude et récupérer leur liberté et leur dignité, s'associèrent au combat d'Israël, car ils comprirent que la libération d'Israël était aussi leur libération et que l'enchaînement d'Israël à la dhimmitude, les y enchaînait également.

Quels regards les Juifs peuvent-ils porter sur leurs frères chrétiens auxquels ils furent si intimement mêlés, soit dans leur souffrance, soit dans les combats communs pour imposer à la civilisation judéo-chrétienne ses plus beaux fleurons humanistes? Le Juif se sent-il solidaire du Chrétien? Car si le Christianisme ne peut se détacher d'Israël, Israël non plus ne peut se détacher de cette Eglise qui a voulu, au risque de perdre son âme, apporter le Dieu d'Israël à la gentilité universelle. Il ne peut non plus oublier tous ces Chrétiens illustres et anonymes qui témoignèrent d'un commun enracinement dans les valeurs bibliques.   

Au vu du silence des Eglises et des Etats sur la discrimination des Chrétiens dhimmis et même leur massacre dans certains pays islamiques, on peut constater que l'antisionisme, comme le nazisme, évolue depuis plus d'un siècle en antichristianisme, du fait du jumelage par l'Islam des Juifs et des Chrétiens. Quand tant de Chrétiens se taisent et se détournent du martyre de populations civiles chrétiennes, les Juifs doivent alors être solidaires de leurs frères.   

Israël ainsi apporte une double libération au Christianisme. Il lui permet de se réconcilier avec lui-même par sa réconciliation avec ses origines. Et en se libérant de la dhimmitude, il trace une voie pour la libération des hommes. 

(1) Paul Giniewski, L'antijudaïsme chrétien: la Mutation, Editions Salvator, Coll. Conversations, 2000, 686 p.
(2) Cf. Sens, 2001 n°4, pp. 183-185.