COMMENTAIRE, N°97, PRINTEMPS 2002

 

 

 

Juifs et chrétiens sous l’islam

Dhimmitude et marcionisme

 

 

BAT YE’OR

 

 

En décembre 1997, le cheikh Yousef al-Qaradawi, chef spirituel des Frères Musulmans, déclarait dans une interview que la loi islamique classait le Peuple du Livre – Juifs et Chrétiens – dans trois catégories : les non-Musulmans protégés, vivant dans les pays islamiques (dar al-islam), c’est-à-dire les dhimmis ; les non-Musulmans des pays de la trêve provisoire ; et les non-Musulmans des pays de la guerre (harbis).

Pour chacune de ces catégories, a précisé le cheikh, la loi islamique a institué des règlements différents (1). Le cheikh a ainsi résumé en quelques mots la théorie du jihad qui réglemente les relations des Musulmans avec les non-Musulmans.

 

Le jihad

 

Selon cette théorie, les habitants des pays de guerre (dar al-harb) sont tous les infidèles qu’on combat parce qu’ils s’opposent à l’instauration de la loi islamique dans leur pays. Ennemis d’Allah, ils n’ont aucun droit, leur personne et leurs biens deviennent licites (mubah) pour n’importe quel Musulman. Au gré des occasions, ils peuvent être pris en esclavage, rançonnés, pillés ou assassinés. On leur fait la guerre pour islamiser leur territoire qui doit, selon la volonté d’Allah, appartenir à la communauté islamique. S’ils résistent, la loi islamique prévoit la déportation des hommes ou leur massacre et l’esclavage des femmes et des enfants.

Les infidèles des pays de la trêve sont dans une situation de répit entre deux guerres. Cette trêve ne peut, en principe, dépasser dix ans. Ce temps écoulé, le jihad reprend. Deux raisons motivent la trêve concédée aux infidèles par l’autorité islamique :

1) les Musulmans sont trop faibles pour remporter la victoire et la trêve leur permet de se renforcer ;

2) les États infidèles payent un tribut aux Musulmans ou contribuent par toutes sortes de services à la progression de l’islam. Autrement dit, la trêve n’est autorisée que si elle contribue à l’amélioration de la situation des Musulmans et à l’affaiblissement des infidèles. La trêve s’achète par le tribut, elle n’est pas un état naturel ; si les infidèles ne peuvent procurer les avantages économiques de la trêve, les hostilités reprennent. En outre, seuls sont valables les traités conformes aux prescriptions islamiques ; si ces conditions ne sont pas remplies, le traité n’a aucune valeur.

Quant aux infidèles protégés (dhimmis) des pays musulmans, ce sont d’anciens harbis, qui ont cédé leur territoire sans résister, et obtenu en échange la paix sous la protection islamique (dhimma). Cette protection doit s’interpréter dans le sens d’une protection contre les lois permanentes du jihad, qui les menaceraient à nouveau s’ils venaient à se rebeller. C’est cette condition de soumission-protection des infidèles, obtenue par la cession de leur territoire à l’autorité islamique, que j’ai appelée « la dhimmitude ». Soumission parce que ces infidèles se soumettent dans leur propre pays à la loi islamique qui les exproprie, et protection parce que cette même loi les protège du jihad et garantit leurs droits. La dhimmitude est la conséquence directe du jihad.

Le jihad, guerre islamique de conquêtes, est un domaine quasiment inconnu des Occidentaux. Dans certains milieux « progressistes », il représente un terme exotique à connotation même sympathique. Les intellectuels confondent généralement jihad et croisade et les considèrent à tort comme identiques en raison des similitudes apparentes de ces guerres. Pourtant la première croisade débuta en 1096 et le jihad dès 624. On peut y distinguer deux phases : celle au viie siècle, du proto-jihad pour ainsi dire, et celle de sa conceptualisation théologique, théorique et juridique dès le viiie siècle. La première phase comprend les activités militaires de Mahomet après son émigration à Médine et leur intégration dans le Coran, sous forme de commentaires et de commandements. La seconde phase débute après la mort de Mahomet en 632, quand les armées arabes se lancèrent à la conquête de l’empire chrétien méditerranéen et de l’Asie. C’est durant cette seconde phase (VIIIe-IXe siècles) que les jurisconsultes musulmans élaborèrent la conception théologique du jihad et ses institutions en se basant sur l’exemple de Mahomet, ses biographies (rédigées entre le viiie et le Xe siècle), ses paroles et ses actes consignés par des témoins présumés (hadiths). La distinction entre ces deux phases permet de préciser que le jihad tel qu’il se développa ne peut être imputé à Mahomet puisque ses institutions furent élaborées après sa mort.

Les différences entre jihad et croisade sont nombreuses car ces deux conceptions émanent de religions et de civilisations très différentes. Ici on n’en citera que quelques-unes.

Dès le VIIIe siècle, les théologiens musulmans professent que le jihad a son origine dans la doctrine islamique dont il est inséparable, car il s’exprime dans les combats menés par Mahomet. Le jihad, qui est une notion complexe, manifeste la lutte du Musulman pour vivre selon les préceptes d’Allah révélés à Mahomet. Mahomet incarne le médiateur suprême entre l’humanité et la divinité dont il énonce dans le Coran et par ses paroles et ses actes (hadiths) les commandements obligatoires et normatifs. Le Prophète arabe illustre ainsi le modèle normatif du Bien, qui doit être imposé à toute l’humanité nolens volens (Cor. II, 189), et le jihad représente l’ensemble des tactiques militaires, politiques et économiques pour parvenir à ce but.

Dès ses origines et jusqu’à nos jours, le jihad occupa une place considérable dans la pensée et les écrits des théologiens et des juristes musulmans. Ses règlements, définis dès le viiie siècle, sont encore aujourd’hui considérés comme immuables par une majorité de Musulmans. Si le jihad s’inscrit dans l’immanence sacrée de la révélation coranique, la croisade, par contre, représente un événement épisodique de l’histoire et sujet à la critique.

Notons tout d’abord que la croisade n’a aucun fondement dans les textes constitutifs du christianisme, c’est-à-dire dans la Bible, premier et second Testaments. La conquête de Canaan par les Israélites concerne seulement un territoire délimité et non l’ensemble de la terre dans une guerre éternelle pour soumettre toute l’humanité à une même loi. De même les pratiques de la guerre sont inscrites dans la périodicité, c’est-à-dire dans le contexte de l’époque ; en outre, la relation avec le paganisme dans la Bible et le Coran  est différente. La Bible n’a jamais ordonné une guerre éternelle contre le paganisme, mais elle a condamné les pratiques inhumaines et sanguinaires des cultes païens. Historiquement,  la croisade fut une réaction circonstancielle à un ensemble d’événements, tous intégrés dans la conception du jihad. Les armées musulmanes encerclaient la Chrétienté par un mouvement de pince. À l’est, après la défaite byzantine à Manzikert (1071), les tribus turques seldjoukides mettaient l’Arménie à feu et à sang et ravageaient le territoire byzantin. À l’ouest, les tribus berbères almoravides pénétrant en Espagne remontaient vers le nord et massacraient les Chrétiens. En Terre sainte, les conversions forcées, les rançonnements, les assassinats des pèlerins chrétiens et l’insécurité générale pour les non-Musulmans interrompaient les pèlerinages. Aussi les croisades sont-elles inséparables du jihad antichrétien qui les provoqua.

L’ ignorance de la doctrine du jihad est si profonde en Occident que le terme croisade est souvent abusivement utilisé dans un contexte de jihad, ce qui induit des contresens absurdes impliquant que les Musulmans se battent pour la croix, alors qu’elle fut interdite dans leur empire, le dar al-islam, par le calife Abd al-Malik dès la fin du viie siècle. L’effacement du jihad de l’histoire induit automatiquement celui de la dhimmitude, qui en est le terme et la finalité. Le domaine historique que j’ai appelé la dhimmitude représente pourtant une section de l’histoire humaine qui s’étend sur plus d’un millénaire et recouvre tous les pays qui furent conquis par les armées musulmanes sur trois continents : l’Afrique, l’Asie et l’Europe. D’ailleurs elle existe encore aujourd’hui dans les mœurs et les lois de tous les pays qui appliquent la chari’a. Seule l’ignorance empêche de la discerner comme l’analphabétisme dérobe le sens de l’écriture sans pourtant supprimer sa réalité. De même que le jihad est éternel parce qu’il exprimerait la volonté divine, de même la dhimmitude qui en est la conséquence est rehaussée des mêmes caractères éternels et sacrés. C’est le jihad qui règle l’extension et les caractéristiques de la dhimmitude.

 

La dhimmitude

 

La dhimmitude est le type d’existence développée par les populations et les civilisations non musulmanes soumises par la loi islamique, la chari’a, à un statut particulier, lorsque leurs territoires furent conquis par le jihad. Cette uniformité d’un même statut pour les Juifs et les Chrétiens confère à la civilisation de la dhimmitude une typologie structurée et homogène, déterminée par des caractères spécifiques. Les territoires islamisés par le jihad s’étendirent de l’Espagne à l’Indus et du Soudan à la Hongrie. Dans le contexte de cet article, on n’examinera que la dhimmitude des Juifs et des Chrétiens généralement définis comme le Peuple du Livre (ahl al-khitab).

Les lois édictées par la chari’a concernant ces populations sont nombreuses et touchent à tous les domaines de l’existence. Comme on l’a vu, le dhimmi est un ancien harbi, habitant du pays de la guerre et dépourvu de tous droits. C’est l’autorité islamique qui lui confère la sécurité et des droits religieux et civils quand il passe de la catégorie du harbi à celle du dhimmi. C’est donc l’islam seul qui définit et garantit les droits que les non-Musulmans obtiennent uniquement et par faveur, grâce à la protection inhérente à la dhimmitude. Ces droits et devoirs, minutieusement consignés par les juristes et théologiens musulmans, constituent le statut du dhimmi qu’il serait trop long d’examiner ici. Ce statut est régi par des considérations militaires puisque le dhimmi est un vaincu de guerre, et religieuses puisque cette guerre est d’ordre divin. Ces deux axes déterminent toute la condition du dhimmi.

L’aspect militaire s’inscrit dans les coutumes guerrières des tribus d’Arabie. Certaines furent modifiées par les premiers califes après la conquête d’un immense empire. Ainsi les dhimmis ne furent pas tous réduits en esclavage et départagés entre les différentes tribus comme elles le réclamaient, mais ils furent collectivement expropriés et leur pays devint dar al-islam. Désormais, ils constituent le butin (fey) de la communauté islamique, géré pour elle par le calife. La possession du sol est non seulement interdite aux non-Musulmans, mais également aux colons musulmans immigrant sur les terres de butin. Toutefois, le calife peut octroyer des domaines à titre temporaire à des chefs militaires tenus de fournir et d’équiper une troupe pour la poursuite du jihad. Cette situation établie au VIIe siècle demeura immuable dans l’empire ottoman jusqu’à la réforme agraire qui ne fut guère appliquée, vers le milieu du XIXe siècle. Dans les provinces ottomanes des Balkans, les dhimmis chrétiens ne purent acquérir des terres dans leur propre pays qu’après leur indépendance.

Chassés par les nouveaux États chrétiens des Balkans au XIXe siècle, les Muhagir (émigrés) représentaient des millions de Musulmans fuyant après leurs défaites, les anciennes provinces ottomanes de Serbie, de Grèce, de Bulgarie, de Roumanie, de Bosnie-Herzégovine, de Thessalie, de l’Epire et de Macédoine. Pour contrer le mouvement sioniste, le sultan recourut à la politique traditionnelle de colonisation islamique et installa en Judée, Galilée, Samarie et en Transjordanie  des réfugiés, c’est-à-dire ces même Musulmans qui avaient combattu les droits, l’émancipation et l’indépendance des dhimmis chrétiens. Le sultan en avait dirigé une partie vers le Liban, la Syrie, la Palestine, où des terres leur avaient été attribuées à titre collectif et à des conditions favorables, conformément aux principes de colonisation islamique imposés aux indigènes dès le début de la conquête arabe. Cette colonisation détermina l’implantation dans le Levant, à la même époque, de tribus tcherkesses fuyant l’avance russe dans le Caucase ; la plupart furent réparties en Mésopotamie, autour de villages arméniens dont elles massacrèrent les habitants par la suite. Les colons tcherkess de la Palestine historique : Israël, Cisjordanie et Jordanie, constituèrent des villages en Judée, et près de Jérusalem comme Abou Gosh, ou à Quneitra dans le Golan. Aujourd’hui, leurs descendants se marient entre eux ; en Jordanie,  ils forment la garde du roi. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, 95 % de la Palestine était constituée de terres domaniales appartenant au sultan ottoman.

Le concept de terre fey, terre de butin enlevée aux infidèles et appartenant derechef à la communauté musulmane, est encore valide pour les leaders arabes, notamment l’OLP, qui contestent la légitimité d’Israël sur une terre « arabe ». Cette notion sous-tend le conflit israélo-arabe et il est curieux qu’elle soit défendue par des Chrétiens arabes et par l’Europe, car elle concerne tous les pays qui furent islamisés. De plus, ce principe étant corrélé au concept global d’un jihad universel, il récuse, par conséquent, toute légitimité non islamique. Le droit islamique établit une différence essentielle entre l’Arabie, terre d’origine des Arabes et berceau de la révélation coranique, et les terres de butin, conquises aux infidèles, c’est-à-dire tous les pays extérieurs à l’Arabie. C’est seulement dans ces pays que les infidèles sont tolérés dans les limites de la dhimmitude, mais non en Arabie.

Les facteurs militaires de la dhimmitude s’enracinent dans les catégories de harbi et de dhimmi, dans les lois de guerre régissant les situations autorisant l’esclavage, les massacres, les pillages, le partage des dépouilles et du butin des infidèles. Ces lois sont corrélées à la dhimmitude car les dhimmis peuvent redevenir des harbis s’ils libèrent leur pays de l’occupation islamique. Les stipulations du jihad redeviennent alors valides comme ce fut le cas au XIXe siècle des Serbes, des Grecs, des Bulgares, des Arméniens, des Israéliens et des Soudanais rebelles. Ces ordonnances, complétées des modalités des traités de protection (dhimma) ou de trêve, puisque la paix est interdite, font l’objet de lois précises, répétées de façon identique et jusqu’à nos jours dans les ouvrages sur le jihad.

Le domaine économique et social qui affecte l’ensemble des populations non musulmanes vaincues (dhimmies) intègre sous une forme modifiée des lois préislamiques des pays conquis. Ces lois sont désormais transposées dans un système innovateur de différenciation entre Musulmans et non-Musulmans, principe de base obligatoire du gouvernement islamique. Les juristes justifient cette différenciation qui concerne tous les domaines par des versets coraniques et des hadiths. Ainsi la fiscalité imposée aux infidèles par le système de la dhimmitude est régie par le verset coranique IX, 29 :

 

« Faites la guerre à ceux qui ne croient point en Dieu ni au jour dernier, qui ne regardent point comme défendu ce que Dieu et son apôtre ont défendu, et à ceux d’entre les hommes des Écritures qui ne professent pas la vraie religion. Faites-leur la guerre jusqu’à ce qu’ils payent le tribut de leurs propres mains et qu’ils soient soumis. »

 

D’abord collectif, ce tribut devint une capitation individuelle, obligatoire pour les dhimmis. Son acquittement garantit la sécurité et les droits limités, religieux et civils, du dhimmi ; il lui procure l’immunité contre l’esclavage ou la mort prévus par le jihad.

En outre, la communauté dhimmie est obligée de pourvoir, par des taxes en espèces ou en nature et par des corvées, au nécessaire des Musulmans qui, à l’origine, ne constituaient que des contingents militaires d’occupation. Malgré les modifications démographiques entre Musulmans et non-Musulmans survenues au cours de l’histoire, ces charges se maintinrent dans certaines régions jusqu’au XXe siècle. Ce bref résumé indique que les éléments militaires et économiques de la dhimmitude se complètent. Même si la fiscalité des dhimmis reprend certaines pratiques des régimes préislamiques antérieurs, la caractéristique de la dhimmitude consiste à situer le domaine économique dans un contexte militaire et religieux de différenciation discriminatoire qui englobe tous les aspects de cette condition. Ce principe introduit des distinctions humiliantes entre Musulmans et dhimmis jusque dans les plus menus détails de la vie quotidienne, tels que le type de lacet de chaussures, de vêtements, de coiffure, de montures, de comportements, etc.

Sur le plan des droits civils, l’autorité musulmane adopta l’ensemble des lois antijuives stipulées dans les codes des empereurs byzantins Théodose II (Ve siècle) et Justinien (VIe siècle). Les jurisconsultes musulmans, dès le VIIIe siècle, les réinterprétèrent dans une conception islamique et les imposèrent à égalité aux Juifs et aux Chrétiens. Reprises dans la jurisprudence islamique, ces lois antijuives furent considérées comme l’expression de la volonté divine. Elles conférèrent à la dhimmitude une structure juridique immuable, génératrice d’humiliations, de déchéances et de vulnérabilité extrême. Conjointement aux autres facteurs militaires mentionnés plus haut, cette situation induisit l’amenuisement et parfois la totale disparition des Juifs, mais surtout des Chrétiens. Après l’ordre d’expulsion des Juifs et des Chrétiens du Hedjaz en 640, le christianisme fut éliminé totalement d’Arabie, tandis que le judaïsme put se maintenir au Yémen dans des conditions des plus précaires.

Sous le califat d’Abd al-Malik (685-705), les tribus arabes chrétiennes furent forcées de se convertir ou de fuir chez les Byzantins. D’autres acceptèrent l’islamisation de leurs enfants en échange d’une exemption de la jizya. En moins d’un siècle, l’islam avait mis un terme au christianisme arabe. Les populations chrétiennes, notamment grec-orthodoxes, uniates et catholiques, sont des dhimmis arabisés au XIXe siècle par la politique coloniale de la France visant à se constituer un grand empire arabe d’Alger à Antioche dès les années 1830.

Les conquêtes islamiques n’auraient pu se maintenir si elles n’avaient bénéficié de nombreuses trahisons et collaborations de princes chrétiens, de militaires et de patriarches. Ces collusions découlaient d’un contexte interchrétien de rivalités dynastiques et religieuses ou d’ambitions personnelles. Parce qu’elles se situaient aux niveaux hiérarchiques les plus importants, ceux qui impliquaient les plus hautes responsabilités d’État, de l’armée et de l’Église, ces défections déterminèrent l’islamisation de multitudes de Chrétiens.

Par certains aspects, le statut du dhimmi est tantôt moins sévère, tantôt plus contraignant que celui des Juifs en Chrétienté. Il existe toutefois des connexions très profondes entre l’antijudaïsme et la législation de la dhimmitude. On peut citer l’interdiction de construire, d’agrandir et de restaurer églises et synagogues, l’humilité obligatoire du culte, l’irrecevabilité du témoignage du dhimmi, la peine capitale pour le mariage avec une musulmane et pour prosélytisme, l’expulsion des dhimmis des fonctions honorifiques et de postes leur conférant une autorité sur un Musulman, l’interdiction de posséder des esclaves ou des serviteurs musulmans. Ces lois ont toutes leur équivalent et leur origine dans les lois antijuives édictées et datées dans les sept premiers siècles du christianisme, de Byzance à l’Espagne wisigothe.

 

 

 

 

Dans les relations interchrétiennes

 

Les conflits engendrés entre les patriarcats, Constantinople, Antioche, Alexandrie et plus tard Rome – conflits qui entraînèrent les divisions ethno-religieuses du christianisme d’Orient –, facilitèrent les alliances chrétiennes avec les armées d’invasion arabo-islamiques puis turques et l’islamisation des empires chrétiens orientaux. Des motivations politiques autant que théologiques nourrissaient ces conflits. L’ alliance des patriarches avec les califes les libérait de la tutelle importune d’un souverain chrétien et leur conférait un pouvoir sans partage sur leurs fidèles. Le système de la dhimmitude, fondé sur la destruction de tout pouvoir politique non musulman, privilégiait la domination exclusive des Églises sur leurs ouailles.

Au début des conquêtes, ecclésiastiques et notables chrétiens remplissaient le rôle de banquiers et géraient les avoirs des califes. Ces milieux fournissaient les conseillers politiques et les savants qui diffusaient la culture des civilisations préislamiques. Par ces services rendus à l’umma, une classe de notables, de religieux, de banquiers, de savants, d’intellectuels, gère la majorité chrétienne dhimmie au bénéfice d’une minorité guerrière dominatrice. Cette situation ne se développa pas instantanément et ses effets pervers ne furent pas immédiats. Ils résultèrent d’une conjonction de multiples facteurs dont on ne mentionnera que trois :

1) l’érosion permanente des forces de résistance des sociétés ciblées par le jihad, non encore conquises mais affaiblies économiquement par le tribut exigé des pays de la trêve, puis démographiquement par l’esclavage et les déportations pratiquées de manière extensive lors des conquêtes ;

2) l’insécurité inhérente à l’immigration constante de tribus allogènes hostiles aux indigènes ;

3) la constitution de partis collaborationnistes liés économiquement et politiquement aux régimes musulmans. C’est donc à l’intérieur du monde chrétien, dans ses fissures religieuses, politiques, économiques, intellectuelles, que se développa tout le système de la dhimmitude chrétienne, caractérisée par une culture de reddition, de soumission passive imposée par ses dirigeants ralliés par des intérêts personnels et financiers au « service de l’umma ».

Après la colonisation islamique de pays chrétiens d’Asie, du Levant, d’Afrique, d’Europe, les divisions interchrétiennes se sclérosèrent durant des siècles, chaque Église invoquant l’aide du calife pour écraser sa rivale. Ces animosités se durcirent au XVIIIe siècle avec le mouvement uniate qui divisa chaque congrégation orientale par le rattachement à Rome  d’une Église dissidente se séparant de l’Église autocéphale mère. Les soulèvements nationalistes des dhimmis chrétiens dans les Balkans au siècle suivant, écrasés dans les massacres et l’esclavage, accrurent la terreur des dhimmis dans tout l’empire ottoman, favorisant les délations. Ces divisions millénaires interchrétiennes furent aggravées par les manipulations des puissances européennes qui utilisèrent les Chrétiens ottomans pour promouvoir leurs intérêts économiques et politiques rivaux. Ainsi la France procéda à l’arabisation des Chrétiens du Levant dès les années 1830, comme agents de sa politique anti-ottomane et afin de détruire le mouvement proto-sioniste naissant  par une contre-revendication arabe « laïque » qu’elle manipulait par ses dhimmis chrétiens.

Il est évident que ces tensions, qui s’inscrivent dans treize siècles de confrontations et de collaborations islamo-chrétiennes, sont toujours actuelles, car le système même qui les généra, celui du jihad et de la dhimmitude, fut délibérément occulté à l’époque moderne. On ne peut ici examiner les causes de cette occultation, déterminées comme autrefois par des collusions et des intérêts politiques, religieux et économiques. Aujourd’hui, on constate que l’Europe, comme les pays de la trêve des siècles passés, a, dès les années 70, maintenu une fragile sécurité moyennant une politique laxiste d’immigration. Elle préféra ignorer la constitution d’un réseau terroriste et financier sur son territoire, et espéra acheter sa sécurité sous forme d’aide au développement à des gouvernements qui n’avaient jamais révoqué les fondements d’une démonisation enracinée dans la culture du jihad. Son « service à l’umma » consiste à délégitimer l’État d’Israël, et à amener les États-Unis dans le camp du jihad anti-israélien. Ce « service de la dhimmitude » se manifeste par l’exonération du terrorisme palestinien et islamiste,  par l’incrimination d’Israël et des États-Unis accusés de les motiver. Aussi peut-on déceler aujourd’hui des symptômes profonds d’une dhimmitude d’autant plus inconsciente qu’elle se nourrit du refoulement hermétique de l’histoire, nécessaire au maintien d’une politique fondée sur sa négation. Il serait trop long d’examiner ici cette évolution, mais on peut brièvement l’illustrer par trois exemples.

Le premier concerne l’occultation déjà mentionnée de l’idéologie et de l’histoire du jihad, c’est-à-dire de l’ensemble des relations islamo-chrétiennes fondées sur des principes juridiques et religieux islamiques qui, n’ayant jamais été révoqués, sont encore actuels. Cette occultation est remplacée par les excuses, l’autoflagellation pour les croisades, pour les disparités économiques et par la criminalisation d’Israël. Le mal est ainsi attribué aux Juifs et aux Chrétiens afin de ménager la susceptibilité du monde musulman, qui refuse toute critique sur son passé de conquêtes et de colonisation. Ce rapport est celui du système de la dhimmitude, qui interdisait au dhimmi, sous peine de mort, de critiquer l’islam et le gouvernement islamique. Les notables dhimmis étaient chargés par l’autorité islamique d’imposer cette autocensure à leurs coreligionnaires. L’univers de la dhimmitude, conditionné par l’insécurité, l’humilité et la servilité comme gages de survie, est ainsi reconstitué en Europe.

Le second exemple concerne le refus de reconnaître le fondement judéo-chrétien de la civilisation occidentale de crainte d’humilier le monde musulman – attitude similaire à celle du dhimmi, obligé de renoncer à sa propre histoire et de disparaître dans la non-existence pour permettre à son oppresseur d’exister. Ce rejet du judéo-christianisme, c’est-à-dire d’une culture fondée sur la Bible, est accentué par les fréquentes déclarations des ministres européens affirmant que les contributions de la culture arabe et islamique ont déterminé le développement de la civilisation européenne. Ces déclarations obéissent aux Résolutions de la deuxième session de la quatrième conférence de l’Académie de recherches islamiques (septembre 1968) à Al-Azhar, au Caire. L’ une de ces Résolutions recommandait une étude historique : « expliquant l’impact de la civilisation et de l’enseignement musulman sur les mouvements de réforme politique, sociale et religieuse en Occident, depuis la Renaissance européenne (2) ». De telles affirmations, qui attribuent une suprématie éminente à la civilisation musulmane sur celle de l’Europe, sont conformes à la conception islamique du monde. Pour les ministres européens qui les répètent, elles visent à faciliter l’intégration des immigrants musulmans dans l’Occident judéo-chrétien, dont les sciences et les institutions sont présumées d’origine islamique. En effet, les théologiens musulmans enseignent que le Coran interdit l’adoption des idées et des mœurs des mécréants (3).

Le troisième exemple concerne la remarque, en septembre dernier, de Silvio Berlusconi, président du Conseil italien, affirmant la supériorité des institutions politiques européennes et les réactions outrées de ses collègues de l’Union européenne, accompagnées des excuses réclamées par le secrétaire de la Ligue arabe, Amr Moussa. Ancien ministre des Affaires étrangères d’Égypte, Moussa a représenté un pays dont la longue histoire de persécutions des dhimmis juifs et chrétiens se poursuit encore aujourd’hui par une culture de haine. On peut souligner que les pays de la Ligue arabe sont précisément les plus fidèles aux valeurs du jihad et de la dhimmitude qu’ils appliquent à des degrés divers à leurs sujets non musulmans. Les excuses que Berlusconi a présentées à ces pays, dont certains pratiquent encore l’esclavage et ont des eunuques et des harems, rappellent l’obligation pour le dhimmi chrétien de descendre de son âne devant un Musulman, ou comme dans la Palestine arabe jusqu’au XIXe siècle  de marcher dans le caniveau, afin de l’assurer de sa déférence. Que ces attitudes d’humble servilité soient exigées des représentants des nations européennes donne la mesure de l’échec de leurs politiques qui ont conduit leurs peuples non seulement au déshonneur, mais au tribut pour suspendre, comme autrefois, par leurs services et leurs rançons, la menace du terrorisme.

Parmi les nombreux et complexes facteurs de la dhimmitude énoncés plus haut, on citera l’antisionisme qui a pris la relève de l’antisémitisme. On examinera ici les développements des théologies de substitution/déchéance que ce terrain antijuif commun favorise aujourd’hui, dans la version chrétienne concernant le peuple d’Israël, et dans la version islamique relative aux Juifs et aux Chrétiens, ainsi que les dérives du courant chrétien marcionite.

 

 

 

Dans les relations judéo-chrétiennes

 

Si l’on évalue la dhimmitude comme une catégorie singulière de l’histoire et de l’expérience humaine, dont l’articulation juridique et théologique se déploie dans le temps et sur d’énormes espaces, on devrait pouvoir discerner dans le présent transitoire les axes, les agents et les supports de ses projections dans le futur. On a vu que le rôle des Églises pagano-chrétiennes fut capital dans la formulation de son fondement : le principe de la substitution/déchéance matérialisé par un corpus juridique discriminatoire. De même au cours de l’histoire, la collusion de certains courants du clergé avec les forces islamiques activa la destruction du pouvoir politique chrétien.

À l’époque moderne, l’émergence du sionisme cimenta contre lui l’alliance islamo-chrétienne de frères ennemis, quoique les motivations et les conséquences de l’antisionisme soient, sous une apparente similitude,  différentes pour chacun d’eux. On citera ici les dérives marcionites et les réseaux de diffusion de la dhimmitude qui sont générés par l’antisionisme dans la Chrétienté. Leurs nœuds essentiels résident dans le combat des Églises arabo-palestiniennes contre les Israéliens auxquels elles contestent leur patrimoine historique dans leur pays et à Jérusalem.

La politique des Églises arabo-palestiniennes à l’égard d’Israël s’orienta dans trois directions distinctes :

1) le marcionisme : l’Église rejette son enracinement dans le judaïsme et adopte la vision islamique d’un Jésus arabo-palestinien ;

2) le gnosticisme qui rejoint la vision islamique d’un Coran éternel, préexistant à l’humanité ;

3) la déchéance d’un Israël démonisé dont l’héritage et l’histoire échoient à une Palestine arabe, image christique fusionnelle de l’islamo-christianisme. Cette fusion est si ardemment désirée que les Chrétiens palestiniens refusent d’être considérés comme une minorité religieuse dans la majorité islamique. Ils revendiquent une totale adhésion à la majorité, une attitude caractéristique du syndrome dhimmi, fondée sur la peur (mimétisme avec l’oppresseur pour passer inaperçu). En effet, l’une des clauses qui annulent la protection du dhimmi réside dans l’aide qu’il sollicite de puissances étrangères. Ce fut l’une des accusations invoquées dans les massacres des Arméniens (1895-1896), puis leur génocide (1915-1917). Dans les décennies suivantes, ces mêmes accusations d’affinités avec l’ennemi justifièrent les pogromes contre les Juifs et leur expulsion des pays arabes. Les Chrétiens dhimmis sont particulièrement sensibles à ce danger, dont ils souffrirent au cours de plus d’un millénaire d’affrontements islamo-chrétiens.

Ces faits expliquent l’extrême prudence des Chrétiens arabes, y compris les Coptes, et leur refus d’une aide extérieure. Le seul moyen dont ils disposent pour améliorer leur situation consiste à amener l’Occident à satisfaire les exigences de l’umma, autrement dit à devenir eux-mêmes les réseaux de la dhimmitude et ses ambassadeurs dans les pays occidentaux. La soumission de certains ecclésiastiques aux politiques islamiques est un fait historique connu et apprécié par les milieux musulmans. Zanjani, un juriste iranien, vante la collaboration des prélats dans la propagation et l’affermissement de l’islam. Il souligne également l’utilité des minorités dhimmies pour promouvoir les intérêts islamiques parmi les nations (4).

Marcionisme et dhimmitude sont deux processus différents, mais ils deviennent complémentaires dans le contexte de l’arabisme palestinien. La démarche marcionite consiste à détacher le christianisme de sa racine juive par une rupture totale avec le premier Testament. Dans une conférence donnée à Paris en 1987, le Père Youakim Moubarak réclamait la restauration de l’Église d’Antioche qu’il définissait comme une revendication dans l’Église universelle de « notre vocation de Chrétiens issus des nations et libérés du judaïsme et de sa loi… C’est donc substituer à la théologie dite de “l’histoire du salut” et à son enfermement dans la “tradition judéo-chrétienne” comme dans un lit de Procuste, ce que nos Pères appelaient “l’Économie du mystère” (5) ».

Au même colloque, Mgr Khodr, métropolite grec orthodoxe du Mont-Liban, déclarait que l’Église d’Antioche continuait à affirmer l’irréductibilité du message évangélique « à toute confusion avec l’Ancien Testament et de ses déviances sionistes contemporaines ». Il affirmait : « aucune parole de salut ne sortira de nos bouches que (sic) dans un amour illimité de l’homme musulman (6) ».

Les prélats dhimmis proclamaient que la libération des Évangiles de sa matrice juive  apporterait à l’Église universelle l’amour pour l’homme arabe et pour sa libération. Ce marcionisme antiochien enflammé d’amour envers l’homme arabe évolua dans le clergé arabo-palestinien en un processus d’enracinement du christianisme dans l’arabisme. Ses arguments sont profusément exposés par le chancelier du patriarcat latin de Jérusalem, le Père Raed Abusahlia, dans sa publication Olive Branch from Jerusalem créée après le début des violences palestiniennes en octobre 2000. Pour le Pr Abusahlia, les origines du christianisme palestinien et par conséquent de toute la Chrétienté se fondent dans l’arabisme d’un Jésus palestinien. Le christianisme est de droit en Palestine parce qu’il est lui – et non Israël – l’héritier des prophètes, des apôtres et des saints. Cette origine arabe chrétienne s’enracine dans l’Épiphanie, quand les hommes pieux réunis à Jérusalem pour la Pentecôte parlèrent chacun dans leur langue, y compris l’arabe (7). Toutefois, ces hommes pieux étaient tous des Juifs venus, même d’Arabie, célébrer la fête du renouvellement de l’Alliance d’Israël. L’affirmation des droits historiques du christianisme en Terre sainte, jumelée au refus de ces mêmes droits pour Israël, démontre clairement le maintien de la théologie déchéance/substitution.

Depuis Vatican II et l’abolition de cette théologie, les Églises dhimmies concoctèrent une théologie des sources arabes et non juives du christianisme, par fidélité à l’Église d’Antioche. Pour le chancelier du patriarcat latin de Jérusalem, l’Église locale s’est incarnée dans une tente arabe et dans l’identité palestinienne. Cet arabisme revêt les caractères mystiques du Sauveur de la Chrétienté contre Israël, symbole du Mal.

L’ enracinement du christianisme dans l’arabo-palestinisme induit le mécanisme défini par Alain Besançon comme la perversa imitatio, l’imitation perverse, c’est-à-dire un duplicat d’histoire juive reconstruit dans une version arabo-palestinienne qui constitue, selon la formule de l’auteur mais pour un contexte différent, une « pédagogie du mensonge (8) ».  Les Arabes palestiniens héritiers et symboles du Jésus arabo-palestinien se substituent au peuple juif, rejeté dans la non-existence. Ils réalisent la fusion christique islamo-chrétienne d’une Palestine crucifiée par Israël, concept constamment répété dans leur guerre antijuive. Pour l’antisionisme chrétien, les termes « colons », « colonisation », « occupation » appliqués aux Israéliens dans leur pays impliquent que les droits naturels des Juifs dans leur patrie historique sont transférés au peuple arabe de Palestine selon le principe de déchéance/substitution. La restauration d’Israël dans son pays représente « une injustice » car précisément elle illustre une transgression de ce principe. Notons ici la désynchronisation et l’ineptie des concepts occidentaux de colonisation quand ils sont transférés au contexte islamique des peuples dhimmis dépossédés de leur pays et de leur identité par l’impérialisme du jihad. Il convient ici de noter que la Palestine fut soumise durant certaines périodes au rite hanbalite du droit musulman, c’est-à-dire celui des talibans. À vrai dire, les différences entre les quatre rites sunnites concernant le jihad et les dhimmis, c’est-à-dire les infidèles, sont minimes.

Le principe déchéance/substitution n’a pas les mêmes implications pour le christianisme que pour l’islam car ce dernier applique ce même principe aux Chrétiens. Selon les théologiens musulmans, l’islam n’est pas apparu avec Mahomet au viie siècle, après le judaïsme et le christianisme, mais il se situe à l’origine de la création. Adam, Ève, les prophètes et les rois d’Israël, Jésus, Marie et les apôtres étaient tous musulmans. Jésus, prophète musulman, aurait professé l’islam. Autrement dit, l’histoire sainte, juive et chrétienne, antérieure à Mahomet, est une histoire islamique que le Coran relate dans sa version exacte. La Bible des Juifs et des Chrétiens est considérée comme un ramassis falsifié de contes, dont l’original seul véridique se trouve dans le Coran. La matérialisation de la déchéance s’incarne dans l’obligation du jihad contre l’infidèle pour le soumettre aux lois de la dhimmitude, identiques pour les Juifs et les Chrétiens jusqu’à leur conversion.

 

L’histoire antérieure à Mahomet

 

L’ islamisation de l’humanité, des prophètes, des sages, non seulement islamise une histoire antérieure à Mahomet, mais elle dépouille les Juifs et les Chrétiens de toutes leurs références historiques. Ces religions sont comme suspendues dans un temps stagnant sans repères ni évolution. Il est évident que l’islamisation de la Bible, de Jésus et des évangélistes lèse autant les Chrétiens que les Juifs. De plus, l’islamisation de Jésus revient à islamiser toute la théologie chrétienne et la Chrétienté. Ainsi la délégitimation d’Israël n’est pas sans conséquence sur la théologie chrétienne et le sens de son identité. Ses origines sont-elles dans la Bible ou dans le Coran ? Le Jésus historique et les apôtres sont-ils juifs ou sont-ils les prophètes musulmans dont la version coranique n’a que peu de rapports avec les originaux bibliques? Le conflit judéo-chrétien se dédouble par conséquent en un autre conflit islamo-chrétien qui se joue autour de la restauration d’Israël car le principe déchéance/substitution dans la version chrétienne implique dans sa version islamique la confirmation de ce même principe pour les Chrétiens.

Il est clair que tant que les Églises arabes et notamment palestiniennes continueront à récuser la légitimité d’Israël et son histoire dans son pays, pour les transférer au peuple du jihad qui élimina tout à la fois le judaïsme et le christianisme par les procédés ci-dessus mentionnés, ces Églises et les populations qu’elles représentent justifieront tout le système inégalitaire de leur propre dhimmitude et leur propre destruction. Autrement dit, dans le système du jihad, le principe chrétien de déchéance/substitution à l’égard des Juifs génère la même politique islamique envers les Chrétiens. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir les propagandistes de la cause palestinienne écrire que la Palestine est le berceau des trois religions. Affirmation absurde car l’islam est né en Arabie et se développa à La Mecque et à Médine ; aucune ville de Terre sainte, ni même Jérusalem, n’est mentionnée dans le Coran. Si la Palestine avait été le berceau de l’islam, aucun infidèle n’aurait pu y vivre. Par conséquent il n’est pas dans l’intérêt des Chrétiens de propager ces mensonges, car aucune église n’y serait tolérée. Cette falsification est uniquement motivée par le désir d’opposer à la légitimité d’Israël une autre légitimité fictive, qui se retourne dans le contexte de la dhimmitude contre ses protagonistes chrétiens. Pour les Musulmans, cette proposition confirme l’islamisation des personnages bibliques.

Les services rendus à l’umma par les Églises dhimmies palestiniennes furent considérables – services, rappelons-le, qui constituent la fonction essentielle du dhimmi et garantissent sa survie. Ces Églises sapèrent le support biblique du christianisme, l’affaiblissant face à un islam toujours plus convaincu de son irréprochabilité morale. Elles renforcèrent la légitimité génocidaire de la dhimmitude par sa justification contre le peuple juif auquel le christianisme est lié. Car, si Israël est un occupant dans son pays, le christianisme, qui tire sa légitimité de l’histoire d’Israël, l’est aussi comme le serait tout autre État infidèle.

 

 

Deux axes stratégiques

 

Ce contexte détermina deux axes stratégiques, l’un politique au niveau européen, l’autre théologique, dont le champion n’est autre que Mgr Michel Sabbah, patriarche latin de Jérusalem et avocat du jihad arafatien. Mgr Sabbah fut élu à Amman président de la puissante organisation mondiale Pax Christi International, proche du Vatican, en automne 1999, quand Arafat planifiait son rejet des accords d’Oslo. Cette élection procura fort opportunément une résonance mondiale à l’antisionisme, provoquant en Europe des attaques criminelles antisémites, réminiscences des années 30.

L’ axe théologique, comme on l’a vu, consiste à déraciner le christianisme de sa matrice juive originelle afin de l’implanter dans l’arabo-palestinisme. Ce caractère théologique confère au jihad palestinien la sainteté du combat pour « la paix et la justice » interprétées par Mgr Sabbah, grand défenseur de la cause palestinienne dans le monde. Venu à Rome pour le Synode des évêques (octobre 2001), Mgr Sabbah déclara :

« L’Église doit se tenir du côté de la vérité et de la justice. Et en ce moment, la vérité et la justice disent que le Peuple palestinien est opprimé, privé de sa terre, réduit à la misère. [...] L’Europe devrait se souvenir du temps où elle-même a subi l’occupation allemande et s’est opposée à l’envahisseur par la force, jusqu’à ce qu’elle le chasse. Les Européens devraient donc comprendre pourquoi les Palestiniens prennent les armes et continueront à les prendre tant qu’ils ne retrouveront pas la liberté (9). »

Or ces « paix et justice » sont celles qui consacrent l’ordre islamique du jihad, celui d’Arafat qui nie la légitimité historique d’Israël et prône sa destruction. Cette interprétation de la justice déguise les Israéliens en nazis, et les terroristes palestiniens en victimes, alors que le représentant de la Palestine, Haj Amin al-Husseini, participait aux côtés d’Hitler à Berlin en 1942 au génocide des Juifs. Comme l’écrit Alain Besançon au sujet de la falsification nazie du bien : « Ce qui signe à nos yeux le démoniaque est que ces actes [le génocide des Juifs] ont été accomplis au nom d’un bien, sous le couvert d’une morale (10). »

Le président iranien Khatami appelle lui aussi à « la construction d’un monde de justice et de paix », tout en condamnant la riposte américaine à l’attaque terroriste du 11 septembre. Il est vrai que la dhimmitude ne tolère pas qu’un dhimmi se défende contre l’agression d’un Musulman, ni l’exécution de Musulmans pour la mort de Chrétiens, car le talion, c’est-à-dire l’égalité des peines, ne s’applique qu’entre Musulmans qui sont égaux, mais non entre Musulmans et infidèles dont le sang est inférieur. C’est pourquoi le Code pénal iranien établit une discrimination contre les non-Musulmans (11).  Les mots « justice et paix » doivent être interprétés selon l’éthique du jihad, dans un rapport d’inégalité exigeant la soumission de l’infidèle fondée sur son infériorité.

L’axe politique de la dhimmitude est lié à cette refonte théologique à laquelle collaborent des Églises européennes. Il vise à débarrasser l’Europe d’un judéo-christianisme qu’elle récuse afin de développer l’euro-arabisme par l’œcuménisme islamo-chrétien, dans une perspective de symbiose planétaire et de globalisation dont la Palestine, à la fois islamo-chrétienne et euro-arabe, est le point focal et le cœur de l’élimination d’Israël. Construction artificielle européenne des années 70, « la Palestine » fut conçue pour détruire Israël, considéré comme une coquille creuse destinée à disparaître une fois sa fonction achevée : celle de libérer le christianisme de sa souche juive, pour souder l’islamo-christianisme et ramener l’Europe via l’OLP en Terre sainte et à Jérusalem. Les prémices de cette stratégie remontent au xixe siècle, et ses avatars, dont le nazisme fut l’une des expressions, s’adaptent à l’inexorable volonté de détruire Israël d’un courant chrétien puissamment structuré par des forces politiques et économiques (12).

Cette Euro-Palestine existe déjà sur le terrain dans ses synergies antijuives et sa culture de haine corrosive financée par l’Union européenne qui assigne à Israël ses frontières et sa capitale, Tel-Aviv, le dépouillant d’un territoire déjà exigu. Ses diffamations claironnées dans les médias internationaux ont justifié et encouragé le terrorisme arabe, non seulement en Israël, mais dans la vague d’antisémitisme criminel qui déferle sur l’Europe dans le silence de la classe politique et religieuse, tandis que les mythologies de la perversa imitatio enterrent le christianisme dans le marécage amnésique de la dhimmitude.

 

L’islam et l’islamisme

 

Contre-vérités et tabous développent le filet psychologique des mensonges et des pièges. Depuis trente ans, l’Europe s’est refusée à voir le jihad global aux quatre coins de la planète et à reconnaître les sources du terrorisme islamiste. Or les déclarations de Ben Laden se situent dans un contexte exclusivement religieux et les récits des guerres contre les infidèles pour leur imposer la suprématie islamique. Ce n’est ni Israël ni l’Occident qui humilient le monde arabo-musulman, mais c’est leur existence même, leur liberté et leur droit souverain qui, selon les islamistes, contredisent l’ordre naturel où l’islam doit dominer et n’est pas dominé. C’est cette frustration de puissance qui nourrit l’humiliation et la violence, et non la misère ou les disparités économiques qui existent sur toute la planète, sans provoquer pour autant ce type de haine et de terrorisme. Ce jihad n’est que la nostalgie de l’univers mental de la dhimmitude des infidèles, façonné par l’insécurité, l’abaissement, la servilité comme gages de survie. Le dhimmi est coupable d’exister, il doit racheter son existence par des tributs, des « services », des flatteries. Les expressions de son identité doivent être humbles, cachées, il n’a point d’histoire, de culture, ni de civilisation et doit se faire pardonner son génie en le mettant au service de son oppresseur.

L’ attentat terroriste antiaméricain du 11 septembre 2001 a mis en évidence le décalage entre les déclarations lénifiantes d’admiration pour l’islam des leaders européens et les manifestations haineuses contre l’Occident, de foules musulmanes solidaires des crimes de Ben Laden. Il a illustré les comportements dhimmis de politiciens européens qui ne manquaient pas une occasion pour vanter la supériorité de la civilisation islamique sur la leur, se flagellaient pour les croisades et s’abaissaient pour ménager les susceptibilités arabes. Agressés sur leur sol par l’insécurité et une immigration illégale et incontrôlable, par le terrorisme de missiles humains et les menaces, les contribuables occidentaux en sont réduits à acheter une sécurité provisoire qu’ils n’ont su défendre par des moyens plus dignes.

L’ incrimination d’Israël actualise ce même vieux réflexe millénaire de peuples chrétiens qui, agressés dans leur pays par le jihad, défoulent une haine impuissante sur les minorités juives, à défaut d’attaquer un ennemi plus redoutable (13). De même que les minorités musulmanes slaves avaient réussi à empoisonner les relations entre catholiques, protestants et orthodoxes, par des revendications sécessionnistes en Bosnie, au Kosovo, en Macédoine, ainsi les pays arabes ont réussi à détourner la guerre de l’Occident contre le terrorisme islamiste en un combat contre Israël accusé d’en être la cause. Depuis les années 60, l’Occident s’était construit un islam imaginaire, civilisation d’amour, de paix et de tolérance. Cette image immaculée, protégée par une sévère censure, permettait des politiques de collusions cyniques et d’inavouables concessions. Aujourd’hui, le visage de Ben Laden, les manifestations de haine sanguinaire, le terrorisme antichrétien et antijuif ont crevé cet écran.

Depuis le 11 septembre, une polémique se développe aux États-Unis concernant l’islam. Selon le professeur David Forte, catholique fervent, dont l’opinion a influencé considérablement le président Bush, l’islam est une religion d’amour, de paix et de tolérance. Elle a été kidnappée par Ben Laden, supposé ne représenter qu’une secte minoritaire et insignifiante de l’islam (14). Forte appelle les Occidentaux à voler au secours du vrai islam qu’ils doivent sauver des suppôts de Ben Laden. Bien que l’on ne puisse préjuger des sentiments et des opinions individuelles de millions de Musulmans, et qu’on ne puisse généraliser sur l’ensemble de la civilisation islamique, on doit admettre que les conceptions de Ben Laden sont exposées dans tous les écrits classiques des juristes musulmans dès le VIIIe siècle, répétés et enseignés au cours des siècles. Ils ont constitué la base des relations avec les non-Musulmans et sont étudiés et reproduits aujourd’hui même. Comme le dit le père Henri Boulad, jésuite égyptien spécialiste de l’islam : « L’ islamisme c’est l’islam (15). »

Dans un article intitulé « Comment l’islam classe les pays », al-Muhajiroun, journal islamiste londonien, précisait :

 

« Une fois l’État islamique instauré, aucune personne dans le Dar Al-Harb n’aura d’inviolabilité, ni pour sa personne ni pour ses biens, et par conséquent n’importe quel Musulman dans de telles circonstances peut aller dans le Dar Al-Harb et s’approprier les biens du peuple, à moins qu’il n’y ait un traité avec cet État. S’il n’y a pas de traité, les Musulmans individuellement peuvent aller dans le Dar Al-Harb et même s’emparer de femmes pour en faire des esclaves. »

 

Même si l’outrance de ces propos fait penser à une manipulation provocatrice, et ferait bondir d’indignation nombre de Musulmans, nous les citons ici, car ils décrivent bien la théorie du jihad et sa réalité historique (16).

Ces discussions dans le monde chrétien – car ni les Indiens ni les bouddhistes ne se posent de telles questions – relèvent uniquement de problèmes politiques occidentaux mais n’ont aucune incidence sur l’évolution de la pensée politique et religieuse musulmane. Que le professeur Forte se sente obligé de se consacrer au sauvetage d’un islam imaginaire ne modifie pas les versets du Coran appelant à la destruction ou à l’humiliation des infidèles, y compris les Chrétiens. C’est précisément ce dévouement passionné pour l’islam qui constitue non seulement le vecteur de la dhimmitude en Occident mais qui de plus encourage la torpeur des intellectuels du monde musulman. Même s’il existe des analogies entre les extrémismes religieux, on doit reconnaître que le judaïsme et le christianisme ont su développer des instruments d’exégèse susceptibles de les maîtriser, par une critique rationnelle à l’intérieur de leur propre foi. Cette évolution – remarquable notamment dans le christianisme – est inexistante dans l’islam, du fait d’une structure religieuse différente de celle des religions de la Bible. La carence abyssale d’une autocritique musulmane résulte des options préconisées par Forte. Pourquoi les intellectuels musulmans devraient-ils se fatiguer les méninges pour modifier l’éthique d’une religion dont les valeurs sont vantées par ceux-là mêmes qu’elle opprime ? Puisque la religion et la civilisation islamiques sont si parfaites, le mal ne peut provenir que d’une source qui lui est extérieure : celle des infidèles. Telles sont les conséquences de l’enseignement de Forte.

Malgré les dénégations officielles des États occidentaux, nous sommes au cœur d’un conflit de civilisations où le domaine historique, les valeurs de justice et des droits de l’homme s’affrontent dans des interprétations opposées et irréconciliables tant que seront maintenues la mentalité du jihad et son corollaire, la diabolisation des peuples infidèles afin de justifier la guerre dont ils sont victimes.

BAT YE’OR

 

 

(1)   Cheikh Yousef al-Qaradawi, Saut al-Haqq wal-huriyya, 9 janvier 1998, voir dans MEMRI (The Middle East Media and Research Institute, Washington, D. C.), « Special Report : The Meeting between the Sheik of al-Azhar and the Chief Rabbi of Israel » (15 décembre 1997), traduit de l’arabe, 8 février 1998.

(2)   Al-Azhar (Académie de Recherches Islamiques) ed., The Fourth Conference of the Academy of Islamic Research, General Organization for Goverment Printing, Le Caire, 1970, p. 927.

(3)   Abbasali Amid Zanjani, Minority Rights According to the Law of the Tribute Agreement, A Survey of Some Purports of the International Rights from the Viewpoint of the Islamic Jurisprudence, International Publishing Co., Téhéran, 1997, p. 250-262.

(4)   Ibid., p. 263-271.

(5)   Actes du Colloque des CMA à Paris (septembre 1987), Les Chrétiens du monde arabe. Problématiques actuelles et enjeux, préface de Pierre Rondot, Maisonneuve et Larose, 1989, p. 34, guillemets dans le texte.

(6)   Ibid., p. 28-29.

(7)   Olive Branch from Jerusalem, Newsletter from the Holy Land, 9 octobre 2000.

(8)   Alain Besançon, Le Malheur du siècle. Sur le communisme, le nazisme et l’unicité de la Shoah, Fayard, 1998, p. 108 et 68. Voir aussi, du même auteur, l’analyse pertinente de la pensée politique dans l’Église, dans Trois Tentations dans l’Église, Calmann-Lévy, 1996.

(9)   Missionary Service News Agency (MISNA), 5 octobre 2001.

(10)                         Alain Besançon, Le Malheur du siècle, op. cit., p. 45.

(11)                        Le droit pénal de la République islamique d’Iran établit  des différences entre Musulmans et non-Musulmans dans les cas de meurtres. Voir le Rapport de Maurice Copithorne, rapporteur spécial pour la Commission des droits de l’homme à l’ONU (Genève), pour l’année 1998, E/CN.4/1999/32 (28 déc. 1998), § 35-39 ; voir l’Annexe 4 de ce rapport qui cite, concernant ces discriminations, le Code civil iranien 121, 297, 300, 881 et la Constitution (163).

 

 

(12)                         Bat Ye’or, « L’ antisionisme euro-arabe », dans (Nouveaux) Visages de l’antisémitisme, haine passion – ou haine historique ?, collectif d’auteurs, NM 7 éditions, 2001, p. 23-70.

(13)                         Bat Ye’or, Juifs et Chrétiens sous l’islam, les dhimmis face au défi intégriste, Berg International, 1994. Ce thème est développé dans Bat Ye’or, Jihad and Dhimmitude. Where Civilizations Collide, Cranbury, NJ, Associated University Press, 2002.

(14)                         David D. Forte, « Religion is not the enemy », National Review Online, 19 octobre 2001 (http://www. nationalreview. com/comment/comment-forte101901.shtml).

(15)                        Henri Boulad, « À propos de l’islamisme et de l’islam », in Choisir, Genève, avril 1997, p. 26-28.

     (16) Al-Muhajiroun, The Voice, the Eyes, the Ears of the Muslims, Londres, 27 janvier 2001, http://www. onlyam.om/islamicstopics/foreign_policy/land_classification.html.